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Interview

Bruno David : « La vitesse d'extinction des espèces est inédite »

Président du Muséum national d'histoire naturelle, paléontologue et biologiste marin, Bruno David vient de publier « A l'Aube de la sixième extinction, comment habiter la Terre », aux éditions Grasset. Un livre important, accessible, documenté, mais jamais culpabilisateur, qui nous ouvre les yeux sur une crise silencieuse et fulgurante : l'effondrement de la vie végétale et animale.

«500.000 et 1 million sont menacées d'extinction dans les prochaines décennies - y compris en Europe…»
«500.000 et 1 million sont menacées d'extinction dans les prochaines décennies - y compris en Europe…» (©Juanjo Gasull pour les Echos Week-End)
Publié le 13 mai 2021 à 13:00Mis à jour le 11 oct. 2021 à 16:44

Le titre de votre livre est effrayant. Certains de vos pairs parlent aussi d'anéantissement biologique pour qualifier l'état de la biodiversité. Y a-t-il un consensus scientifique sur la question ?

Oui. Nous disposons depuis une trentaine d'années d'indicateurs de suivi extrêmement précis, rigoureux, qui nous permettent d'avoir du recul sur le déclin d'un certain nombre d'espèces, qu'il s'agisse de mammifères, d'oiseaux, d'insectes ou de plantes. Et le constat est sans appel. Sur environ 2 millions d'espèces décrites et 10 millions supposées, entre 500.000 et 1 million sont menacées d'extinction dans les prochaines décennies - y compris en Europe - a alerté en 2019 la Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), l'équivalent de ce qu'est le Giec pour le climat. Les populations d'oiseaux des campagnes françaises, comme les alouettes, perdrix ou tourterelles des bois, ont chuté d'un tiers en quinze ans.

En Allemagne, en moins de trente ans 75 % des insectes volants ont disparu dans des espaces protégés. Il faut dépenser 17 fois plus d'énergie qu'en 1890 pour pêcher 1 kilo de poisson dans l'océan, parce qu'il y en a beaucoup moins. Trois exemples parmi tant d'autres. Donc oui, hélas, nous sommes bien à l'aube de la sixième extinction des espèces, le processus a commencé. Mais attention, une crise d'extinction n'est pas une hécatombe, c'est une diminution d'abondance.

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C'est-à-dire, qu'entendez-vous par « diminution d'abondance » ?

On ne marche pas sur des moineaux morts dans Paris, même s'ils y sont environ moitié moins nombreux qu'il y a quinze ans. De la même façon que l'image de la météorite tuant d'un coup tous les dinosaures est fausse. Il y a bien eu une météorite, mais ce n'est pas elle qui a éradiqué les dinosaures, c'est une conjonction de facteurs qui a entraîné une diminution des naissances de jeunes, de génération en génération. Un déclin progressif, sur plus de 5 millions d'années, jusqu'à l'extinction. Le même phénomène est à l'oeuvre aujourd'hui : une crise sournoise, silencieuse, une baisse des effectifs liée à un moindre succès reproducteur.

D'année en année, nous nous habituons à voir un peu moins de moineaux, de mésanges, d'abeilles, de vers de terre, à ce que nos paysages changent… Une accumulation de changements imperceptibles qui nous anesthésient. C'est ce qu'on appelle l'amnésie environnementale.

Nous constatons tous qu'il n'y a presque plus d'insectes écrasés sur nos pare-brise…

C'est vrai. J'ai le souvenir d'un trajet entre Lyon et Dijon à la fin des années 1980, où j'ai dû m'arrêter trois fois pour le nettoyer, je n'y voyais plus rien tellement il y en avait. Cela ne m'arrive plus jamais. Et c'est cela que je trouve très inquiétant, la vitesse foudroyante du déclin. Je ne vous aurais pas tenu le même discours il y a quinze ans. Certes, on constatait déjà des déclins d'espèces, mais pas à un tel rythme. Cela s'accélère de manière assez terrible.

C'est cette vitesse ahurissante qui différencie la crise d'extinction actuelle des précédentes ?

Oui. Depuis l'époque romaine, seuls 5 % environ des espèces ont réellement disparu, comme le dodo ou le loup de Tasmanie. Alors que lors de chacune des cinq grandes crises de la biodiversité du passé géologique, 80 % des espèces avaient disparu. On pourrait donc se dire que nous sommes loin du compte, que nous avons le temps. Hélas, non, nous n'avons pas le temps, car la crise actuelle est cent à mille fois plus rapide que celles du passé, sa vitesse est inédite.

Vous écrivez que «les prédictions convergent pour suggérer qu'un point de basculement, à partir duquel on ne pourra plus revenir en arrière, pourrait être atteint entre 2025 et 2045». C'est glaçant…

J'aime prendre l'image de la tour Eiffel. On peut lui enlever quelques rivets, voire une, puis deux poutrelles, sans qu'elle s'effondre. Mais un jour, on lui enlèvera la poutrelle de trop, et patatras. C'est la même chose pour les écosystèmes, ou réseaux d'espèces, qui fonctionnent sur des équilibres. On peut leur ôter des individus, voire des espèces entières sans trop de conséquences. Mais à un moment, on va toucher l'espèce de trop, dépasser un certain seuil, et les écosystèmes risquent de basculer vers de nouveaux équilibres, de changer d'état. Donc de ne plus nous rendre les mêmes services qu'aujourd'hui : purification de l'eau, de l'atmosphère, ressources alimentaires, régulation du climat…

Ce serait un saut dans l'inconnu ?

Oui, parce qu'on ne sait pas exactement quand les écosystèmes vont basculer, ni vers quels nouveaux équilibres ils basculeraient. Car le vivant n'est pas une machine, donc il n'est pas prédictible. On sait qu'il y a des effets de seuil, on sait qu'il ne faut pas les dépasser, mais on ne sait pas où ils sont. On sait que si l'on détruit la moitié ou les trois quarts de la forêt amazonienne, cela bouleversera son équilibre au point qu'elle se transformera en savane, voire en un désert comme celui du Sahara, où plus rien ne pousse, sans retour en arrière possible. Mais on ne sait pas si le point de bascule se situe à la moitié ou aux trois quarts de destruction. Je ne veux culpabiliser personne. Simplement dresser un constat et avertir. Nous sommes encore à l'aube d'une crise majeure, mais les heures défilent très vite et nous devons prendre garde à ne pas dépasser certains seuils. Il est donc temps d'agir, sans perdre un instant. Ne serait-ce que pour notre propre survie. En effet, je n'ai aucune inquiétude pour l'avenir de la vie sur Terre, mais pour celui de l'homme, oui.

«Lors des crises du passé, il y a toujours eu des gagnants et des perdants. Et nous risquons de figurer parmi les perdants, puisque nous sommes une espèce fragile…»

«Lors des crises du passé, il y a toujours eu des gagnants et des perdants. Et nous risquons de figurer parmi les perdants, puisque nous sommes une espèce fragile…»©Juanjo Gasull pour les Echos Week-End

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L'homme est à ce point menacé de disparition ?

D'abord, il faut bien prendre conscience que nous ne sommes rien sans la biodiversité, sans ce tissu vivant de la planète dont nous faisons d'ailleurs partie. Nous sommes dépendants des services écosystémiques qu'elle nous rend : on ne se nourrit que du vivant, on ne peut pas digérer sans les bactéries intestinales, on respire grâce au plancton et aux végétaux… Et nous sommes sur une fenêtre physiologique extrêmement étroite, très adaptée aux conditions de la planète d'aujourd'hui, pas forcément à celles de demain. Si le plancton océanique basculait dans un autre équilibre et cessait de nous fabriquer de l'oxygène, nous aurions moitié moins d'oxygène, ce serait dramatique. Lors des crises du passé, il y a toujours eu des gagnants et des perdants. Et nous risquons de figurer parmi les perdants, puisque nous sommes une espèce fragile, car bien plus complexe qu'une bactérie ou qu'un organisme unicellulaire. Les microbes, eux, s'en sortent toujours, ils mutent et s'adaptent très rapidement, on le voit avec le coronavirus.

La pandémie nous a-t-elle ouvert les yeux sur le lien entre santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes ?

Je l'espère. C'est ce que les scientifiques disent depuis une vingtaine d'années. La diversité de la vie, la bonne santé des environnements, c'est notre assurance-vie. N'imaginons surtout pas qu'éradiquer toutes ces bestioles sauvages qui nous apportent des virus et des bactéries serait la solution. Ce serait au contraire la pire des erreurs, comme se coller une grosse cible dans le dos : plus il y a d'espèces sur lesquelles les pathogènes peuvent se distribuer, moins il y a de chances qu'ils viennent nous infecter, et inversement. Pour éviter au maximum la survenue d'autres pandémies, respectons et conservons la biodiversité sauvage. Marquons une distance, évitons la promiscuité, n'allons pas chasser la viande de brousse et ne déforestons pas.

Comment préserver la biodiversité, donc nous-mêmes, concrètement ?

Outre sa vitesse, l'autre originalité de la crise actuelle, c'est que pour la première fois, une espèce en est la cause, Homo sapiens. Cela nous impose une responsabilité, pour faire évoluer nos comportements. La bonne nouvelle, c'est que nous connaissons les facteurs de pression, puisque c'est nous qui les exerçons : fragmentation et bétonisation des territoires, pollutions diverses, notamment avec les pesticides, surexploitation des ressources, déplacement d'espèces potentiellement invasives, changement climatique… Autant de facteurs qui s'accumulent et interagissent, mais sur lesquels nous pouvons agir. Individuellement mais aussi collectivement.

J'engage chacun à prendre ses responsabilités à l'aune de sa situation, de ses possibilités, citoyens, Etats, collectivités, entreprises, investisseurs. En essayant de ne pas donner de leçons, car personne n'est parfait, moi le premier. Mais là encore, il y a une bonne nouvelle : si nous diminuons les facteurs de pression, si nous changeons de pratiques, si nous faisons un effort, par exemple en replantant des haies dans la Beauce ou la Brie ou en restaurant des zones humides, le résultat sera visible et rapide.

«La bonne nouvelle, c'est que nous connaissons les facteurs de pression, puisque c'est nous qui les exerçons : fragmentation et bétonisation des territoires…»

«La bonne nouvelle, c'est que nous connaissons les facteurs de pression, puisque c'est nous qui les exerçons : fragmentation et bétonisation des territoires…»©Juanjo Gasull pour les Echos Week-End

Pourquoi pouvons-nous espérer nous en sortir ?

Car la nature est très résiliente, sous réserve que l'on n'ait pas dépassé certains seuils. Je prends un exemple. En 1992, on a mis un moratoire sur la pêche à la morue au large de Terre-Neuve, les stocks s'étant effondrés. Aujourd'hui, l'espèce n'est pas éteinte, mais les morues ne sont toujours pas revenues à cet endroit. Car le moratoire a été pris trop tard, on avait déjà dépassé le seuil critique au-delà duquel l'écosystème avait basculé dans un autre équilibre. Dans le cas du thon rouge de Méditerranée, le moratoire a été pris à temps, on n'avait pas encore atteint le seuil, et le thon rouge revient.

Ce qui me rend un peu optimiste, c'est que la prise de conscience progresse. Les politiques parlent désormais de biodiversité, ils semblent avoir compris les enjeux, tout ce qu'elle nous apporte, y compris économiquement. Le Fonds monétaire international estime qu'une seule baleine apporte à la planète un bénéfice de 1,8 million d'euros en piégeant du carbone. La contribution des pollinisateurs est évaluée à 500 milliards d'euros par an, dont 2,3 à 5,3 milliards d'euros chaque année rien qu'en France. Au total, la biosphère offrirait à l'humanité l'équivalent de plusieurs milliers de milliards d'euros par an, via les services écosystémiques. La biodiversité, c'est notre patrimoine.

Dans votre livre, vous vous inquiétez de la propagation des fake news, de l'irrationnel. Y a-t-il des «négationnistes de la biodiversité» comme il y a des «négationnistes du climat» ?

Certains prétendent que ce n'est pas du tout grave, que les écosystèmes seront assez résilients. Il y a surtout des gens qui m'ont dit : «Ne vous inquiétez pas, on va gérer, dites-moi quelles sont les espèces qu'il faut conserver.» Cela sous-entend que nous serions en capacité de régenter le vivant. C'est d'une arrogance terrible, car le vivant ne se gère pas, ne se contrôle pas. Nous avons construit la station spatiale internationale ISS, nous avons envoyé l'astromobile Perseverance sur Mars… C'est extraordinaire, fascinant, nous sommes une espèce curieuse, surtout continuons de l'être !

Mais nous avons été capables de tels exploits car ils relèvent du monde de la physique, un monde que l'on peut prédire. Alors que dans le cas du vivant, nous entrons dans le domaine de l'évolution, par essence imprévisible. Encore une fois, j'insiste, le vivant n'est pas une machine sur laquelle il suffirait de presser quelques boutons. On ne sait pas le gérer, et à chaque fois que nous l'avons fait, nous nous sommes trompés. On a introduit des chats sur les îles Kerguelen pour tuer les lapins. Résultat, ils mangent en fait les oiseaux !

Le maître-mot, notre meilleur remède, c'est donc l'humilité ?

Oui, il nous faut reconnaître que la vie est compliquée, qu'on ne saura pas la gérer, qu'on en bénéficie, qu'elle évolue depuis 3.800 millions d'années, que du haut de nos derniers instants de l'histoire de la vie, on veut tout tripoter, manipuler, mais que cela ne marche pas. Il ne faut pas croire que la technologie nous sauvera. Et il faut arrêter de rêver de Proxima B, cette planète découverte en 2016 : bien que semblable à la Terre, elle est beaucoup trop lointaine et inhospitalière pour nous…

Même si l'on pouvait se télétransporter, je ne sais pas si nous aurions très envie d'y aller car la gravité nous plaquerait au sol, nous ne pourrions pas respirer. Acceptons-le, nous sommes sur notre petite Terre, nous y sommes biologiquement adaptés de manière fine et précise, et nous n'avons d'autre choix que d'y rester. Donc d'y choyer la biodiversité. Pour le moment, la sixième extinction n'est pas une fatalité, c'est pour cela que je dis que nous ne sommes qu'à l'aube : même si la pendule tourne vite, nous avons le temps de réagir. Nous avons encore notre avenir entre nos mains, il n'est pas trop tard.

« A l'aube de la sixième extinction, comment habiter la Terre», Bruno David. Grasset, 256 p., 19,50 euros.

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