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Biotechnologies génétiques / Forçage génétique

Céline Lafontaine : « Le forçage génétique, c’est de l’évolutionnisme technique »

Dans la continuité des OGM, le forçage génétique et la technique du « ciseau génétique » CRISPR-Cas9 permettent d’éditer le vivant de manière simple et rapide. Céline Lafontaine met en garde contre cette industrialisation de l’édition génomique qui menace nos écosystèmes et dont les risques demeurent largement inconnus.

Date : 21 décembre 2020

Céline Lafontaine est professeure au département de sociologie de l’Université de Montréal et s’intéresse aux enjeux économiques, sociaux, culturels et éthiques des technosciences.

Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment de « L’empire cybernétique – Des machines à penser à la pensée machine »  (Seuil, 2004), ou de « La société Postmortelle –  L’individu, la mort et le lien social à l’ère des technosciences » (Seuil 2008).  Elle fera paraître en mars 2021 au Seuil un nouveau livre : « BIO-OBJETS – Les nouvelles frontières du vivant »,  dans lequel elle se penche sur la prolifération d’objets issus de la technoscience, qui à l’image du forçage génétique, modifient radicalement notre rapport au vivant.

Pour POLLINIS, elle revient sur les promesses démesurées des biotechnologies telles que le forçage génétique, qui prétendent offrir des réponses techniques à des problèmes engendrés par l’industrialisation et le développement technique, comme le réchauffement climatique et la perte de la biodiversité.

Céline lafontaine _ forçage génétique

Professeur de sociologie, Céline Lafontaine, étudie l’impact des technosciences sur le vivant. ©B.Boucher

Que vous évoque la technique CRISPR-Cas9, qui permet d’introduire un gène forcé dans un organisme, et le forçage génétique, qui garantit qu’un trait passera à toute une descendance ?

Céline Lafontaine : La technique CRISPR-Cas9, dite du « ciseau génétique » ou encore du « couteau suisse génétique », est la dernière avancée en date en matière de biotechnologie, qui est l’héritière d’une conception du vivant comme « machine » remontant au 17e siècle. Cette logique machiniste imprègne très fortement la culture occidentale depuis cette époque. Avec la cybernétiqueScience basée sur l’étude des processus de communication chez les êtres vivants et les machines.et l’introduction du modèle informationnel en biologie moléculaireImportation de la théorie de l’information comme modèle explicatif en biologie moléculaire, par Watson et Crick en 1953., le code génétique est conçu comme un langage universel qu’il suffit de décoder pour réécrire le grand livre de la vie. Cette métaphore est au cœur du projet d’édition du génome, qui suppose qu’en maîtrisant cette écriture, on va pouvoir maîtriser le vivant.

En réalité, il n’y a pas de réelle nouveauté avec CRISPR-Cas9. Cette technologie demeure dans la continuité des avancées du génie génétique et des organismes génétiquement modifiés (OGM). C’est la poursuite d’une logique d’industrialisation du vivant qui est en place depuis 60 ans avec l’émergence des biotechnologies. Sa nouveauté se trouve dans sa rapidité, sa facilité d’utilisation ainsi que son coût restreint, ce qui en fait potentiellement un outil extrêmement accessible, et inscrit CRISPR-Cas9 dans la logique industrielle. Ces arguments d’efficacité de l’outil inhérents à la logique industrielle sont d’ailleurs ceux présentés par les deux lauréates du prix Nobel de chimie 2020, la Française Emmanuelle Carpentier et l’Américaine Jennifer Doudna, qui ont été récompensées pour l’invention de l’outil d’édition du génome CRISPR-Cas9.

Cette logique machiniste se heurte cependant à tous les enseignements que nous avons tirés de l’épigénétiqueL’épigénétique est l’étude des modifications qui ne sont pas codées par la séquence d’ADN, donc induite par notre environnement ou notre mode de vie. . La complexité de la génétique est bien plus importante que ce que nous pensions initialement. Le dogme central de la biologie moléculaire postulant la linéarité de l’information génétique est depuis longtemps dépassé, car on sait maintenant qu’un seul gène peut coder plusieurs protéines. Et à cela s’ajoute la complexité des rapports de l’organisme à son milieu. Ces relations très complexes, encore méconnues, sont minimisées dans l’approche machiniste que sous-tend un outil d’édition du génome comme CRISPR-Cas9

Les biotechnologies et le forçage génétique font-ils abstraction de la complexité du vivant ? 

C. L. : Chaque individu d’une espèce entretient des relations dynamiques avec son environnement, avec les autres espèces animales ou végétales. Cette relation montre qu’il est illusoire de penser qu’on peut intervenir sur le génome d’un individu sans interagir avec l’ensemble de son espèce, des autres espèces et plus largement avec l’ensemble du vivant. Modifier un individu, c’est modifier l’ensemble du vivant.

Cette logique de modification généralisée est d’ailleurs très bien illustrée par le cas des moustiques vecteurs du paludisme, sur lesquels des recherches sont en cours. L’idée de modifier l’espèce par la modification des individus est au cœur de cette démarche. En rendant stériles des moustiques vecteurs du paludisme et en les relâchant dans la nature pour éradiquer l’espèce nuisible, et donc le problème, on entérine une représentation du vivant comme ressource. C’est un modèle qui est décomplexifié, qui ne tient pas compte des interactions entre les individus et leur milieu, qui nie la dimension relationnelle du vivant. Bref, on minimise les effets locaux et globaux de cette manipulation.

Comment le concept de nature sauvage peut-il perdurer avec des outils permettant une telle maîtrise du vivant ? 

C. L. : Avec le forçage génétique, on se place en position de transcendance face aux autres espèces, c’est le vieux mythe biblique de l’homme appelé à maîtriser la nature. CRISPR-Cas9 permet d’interférer dans le cycle de la vie de manière inégalée. La facilité et l’accessibilité de cette technologie vont permettre d’éditer beaucoup d’aspects du vivant qu’on jugerait nuisibles, dérangeants ou simplement optimisables. C’est comme si on prenait pour acquis que le vivant était à modifier. Et dans notre anthropocentrisme, on oublie que nous sommes interdépendants des autres espèces et que, par exemple, sans les abeilles, le monde tel que nous le connaissons ne serait pas le même. On est dans une banalisation du génie génétique qui nous fait pencher du côté de l’évolutionnisme technique, selon lequel l’innovation biotechnologique doit prendre le pas sur la sélection naturelle.

Cette idée de pouvoir optimiser le vivant à notre guise résulte d’une vision utilitariste. Quels sont les risques de cette approche ? 

C. L. : Le principal risque c’est l’AnthropocèneCette époque de l’histoire de la Terre caractérise l’ensemble des événements géologiques qui se sont produits depuis que les activités humaines ont une incidence globale significative sur l’écosystème terrestre.. Notre logique du contrôle a déjà paradoxalement déclenché des phénomènes totalement incontrôlables, au premier rang desquels figurent le changement climatique ou la perte de la biodiversité. Les outils biotechnologiques comme le forçage génétique proposent des réponses techniques à un problème environnemental lui-même engendré par l’industrialisation et le développement technique ! De manière générale, les biotechnologies échappent à notre réflexion globale sur l’environnement. On perçoit l’environnement comme une ressource et non plus comme le lieu de vie auquel on appartient.

Alors qu’on est en train de repenser les limites du développement industriel, on oublie d’inclure les biotechnologies et le modèle du vivant qu’elles véhiculent dans cette réflexion, ce qui montre notre aveuglement face aux impacts environnementaux d’une représentation purement machiniste du vivant. Il y a aussi des risques évidents liés à la maîtrise très relative de cette biotechnologie.Article de Marc Golzan, 9 décembre 2019. « Une année après, le fiasco des bébés génétiquement modifiés » Pour l’instant, les études au niveau technique montrent que les modifications ciblées opérées sur un gène ont engendré des modifications non désirées, ce qu’on appelle des modifications hors cible ou des effets mosaïquesM.Kosiscki, K.Tomberg et A.Bradley, « Repair of double-strand breaks induced by CRISPR-Cas9 leads to large deletions and complex rearrangements », Nature Biotechnology, vol. 36, 2018, p. 765-771. .

De fait, certaines cellules vont bien répondre à la modification génétique et d’autres moins. Ce constat illustre bien que pour l’instant nous sommes davantage dans un « bricolage » que dans la maîtrise de cette technologie. On est vraiment dans l’inconnu.

D’un autre côté, on présente le forçage génétique comme une technique révolutionnaire pouvant présenter des bénéfices potentiels extrêmement prometteurs.

C. L. : Avec les biotechnologies en général – et cela vaut aussi pour le forçage génétique – on est sur une économie de la promesse. Mais les promesses démesurées qui sont faites pour justifier le développement et l’investissement sur une biotechnologie ne sont jamais tenues à la hauteur de ce qui est annoncé initialement. Cela ne veut pas dire qu’il y a une absence totale de retombées positives, mais simplement que ces attentes suscitées ne sont pas en adéquation avec la réalité.

Par exemple, au début des années 2000, des investissements massifs ont été faits dans le domaine des nanotechnologies. On n’annonçait rien de moins qu’une nouvelle révolution industrielle, des traitements moins invasifs contre le cancer, des composantes industrielles moins polluantes, voire même l’amélioration des capacités cognitives humaines. On attend toujours cette soi-disant révolution.

Malheureusement, le seul moyen pour les chercheurs de capter des financements, c’est de faire des promesses démesurées. Pour entretenir cette « bulle technologique », on fait l’impasse sur les risques pourtant bien réels de ces biotechnologies. En promettant d’éradiquer le paludisme grâce au forçage génétique, on est dans cette même logique de démesure de la promesse, qui évince toute évaluation sérieuse des risques. On ne sait rien de ce que sera l’impact d’une dissémination dans la nature d’organismes issus du forçage génétique. Mais on sait qu’il y aura des impacts.

Il faut déjà reconnaître qu’on est dans l’univers de la surenchère. On est dans un imaginaire où la technoscience va régler tous les problèmes du monde alors que c’est elle qui nous a menés au changement climatique.