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Pesticides / SDHI

Entretien avec Pierre Rustin, en plein bras de fer avec l’Anses sur les fongicides SDHI

Alors que l’autorité sanitaire française (Anses) conclut à l'absence d'éléments pour une alerte sanitaire au sujet des SDHI, Pierre Rustin, directeur de recherche au CNRS, réclame au contraire l’application du principe de précaution. Interrogé par POLLINIS, il déplore les dégâts déjà perceptibles sur l’environnement et s’inquiète des risques pour la santé.

Date : 19 septembre 2019

Directeur de recherches au CNRS, Pierre Rustin est le spécialiste mondial des maladies mitochondriales liées au dysfonctionnement de la SDHSuccinate déshydrogénase, une enzyme impliquée dans la respiration des cellules. En 2017, avec Paule Bénit, ingénieure de recherches à l’Inserm, il a découvert en laboratoire que les fongicides SDHI, mis sur le marché à partir des années 2000 pour lutter contre les champignons dans les cultures pouvaient aussi agir sur l’enzyme SDH des abeilles, des vers de terre et même sur celle des humains, causant la mort des cellules humaines en culture. Craignant une catastrophe sanitaire et environnementale, il a alerté en octobre 2017 l’Anses, l’autorité sanitaire française en charge de l’évaluation et de l’homologation des pesticides. Devant l’inertie de l’Anses, Pierre Rustin a signé avec huit scientifiques (cancérologues, médecins et toxicologues du CNRS, de l’Inserm et de l’INRA) une tribune demandant en avril 2018 le retrait immédiat de ces pesticides massivement répandus dans les champs. L’Anses a alors émis un avis en janvier 2019, concluant à « l’absence d’éléments en faveur d’une alerte sanitaire ». Une position réaffirmée dans un communiqué en juillet 2019. Interrogé par POLLINIS, Pierre Rustin dénonce les méthodes de l’autorité sanitaire, remet en cause ses conclusions et maintient son alerte : selon lui, il faut appliquer immédiatement le principe de précaution et interdire ces fongicides.

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Pierre Rustin est le spécialiste mondial des maladies mitochondriales. Il réclame l’application immédiate du principe de précaution pour les fongicides SDHI. ©P. Besnard / POLLINIS

L’Anses a annoncé à deux reprises, en janvier et en juillet 2019, qu’elle n’avait pas d’éléments en faveur d’une alerte sanitaire. Demandez-vous toujours d’appliquer le principe de précaution et de retirer immédiatement les SDHI du marché ?

Pierre Rustin : Bien sûr ! Il est établi depuis 1976 que les SDHI peuvent bloquer la SDH des cellules de mammifères, et donc de l’homme. Mais nous savons qu’il y a une grande latence entre le blocage partiel de la SDH et l’apparition de maladies. Les SDHI ne sont employés massivement que depuis quelques années, donc s’ils affectent la SDH, les pathologies ne se déclencheront que dans dix, vingt ou trente ans. On ne peut pas perdre ce temps !

Les maladies mitochondriales, de la chaine respiratoire des cellules, sur lesquelles je travaille, ont un mécanisme de progression imprévisible. Et si nous, scientifiques spécialistes dans ce domaine, ne pouvons prédire comment ces maladies vont évoluer chez les patients, qui peut prédire ce qu’il va se passer chez l’Homme dont les cellules seraient empoisonnées par ces SDHI !

Les agences sanitaires n’en savent rien et nous non plus. Il est extrêmement prétentieux d’affirmer que s’il ne se passe rien sur l’instant, il ne va rien se passer plus tard… Et quand l’on n’a aucune certitude sur un produit, il faut appliquer le principe de précaution.

Pour la santé humaine, l’Anses écrit que « le niveau des expositions alimentaires s’avère faible au regard des seuils toxicologiques ». Existe-t-il un seuil en-dessous duquel les SDHI seraient inoffensifs ?

P. R. : L’idée que « la dose fait le poison » date de Paracelse, au 16ème siècle. Sauf que la science a fait quelques progrès depuis ! De nombreuses recherches démontrent que le concept de « doses journalières admissibles » utilisé par l’Autorité sanitaire n’est pas valable : ce sont des seuils factices et totalement inopérants.

La toxicité dépend aussi de la durée, si l’on est exposé pendant vingt ans tous les jours à faible dose par exemple. Une étude montre ainsi que des souris à qui l’on administre du boscalid, l’un des SDHI les plus utilisés, n’auront pas d’atteintes dans l’immédiat, mais sur la durée, elles vont développer des maladies. Il faut aussi prendre en compte les effets des mélanges de pesticides, l’effet cocktail, puisque les SDHI sont souvent utilisés mélangés à d’autres produits.

Nous savons désormais aussi que le moment de l’exposition au poison est important, et que les conséquences pour un bébé dans le ventre de sa mère ou pour un vieillard affaibli ne seront pas les mêmes que pour un jeune sportif par exemple. Ce qui nous inquiète plus particulièrement, ce sont les personnes qui ont déjà une respiration cellulaire détériorée, ce qui est sans doute le cas de toutes les personnes âgées… Si ces personnes se retrouvent au contact de poisons mitochondriaux, comme les SDHI, cela pourrait aggraver leur condition déjà existante.

Et les symptômes d’une atteinte de la fonction des mitochondries sont très nombreux et variables selon les individus, cela peut aller d’une atteinte musculaire, cardiaque, d’une atteinte de la rétine, du nerf optique, du rein, du cerveau… De nombreux organes peuvent être touchés, de manière isolée ou en association. Résultat, cela prend parfois de nombreuses années à un service spécialisé pour diagnostiquer ce type de maladie.

Mais l’Anses affirme que ces substances sont « rapidement métabolisées et éliminées chez l’Homme » ?

P. R. : Nous attendons toujours que l’Anses nous montre l’étude qui le prouve. Elle nous oppose cet argument, mais nous n’avons jamais pu consulter les données en question, qui sont apparemment des « données secrètes » de l’industrie… Ce que l’on sait, en revanche, c’est que huit SDHI sur onze qui ont été testés, provoquent des tumeurs chez le rat, démontrant que ces substances ne sont pas détruites si rapidement chez les mammifères !

Par ailleurs, si elles étaient réellement éliminées, pourquoi, lors d’une étude de cohorte mère-enfant, retrouverait-on un SDHI comme le boscalid dans les cheveux de 63 % des femmes ? Enfin, si les molécules sont détruites, quels sont leurs produits de dégradation ? Les produits peuvent être encore pires que les molécules elles-mêmes, cela a été montré pour certains SDHI.

Dans la réglementation européenne, les SDHI n’ont pas été classés « cancérigènes avérés » ou « présumés »… ?

P. R. : Les tests règlementaires en vigueur sont obsolètes. Pour déterminer si une molécule est cancérigène, actuellement on regarde juste si elle provoque une altération de l’ADN. Mais il existe un autre mécanisme de cancérogenèse : lorsqu’il y a des modifications épigénétiques, c’est-à-dire une perturbation dans l’environnement des gènes. Le résultat est globalement le même, les gènes deviennent fous, et il y a une prolifération des cellules et l’apparition de tumeurs.

C’est précisément ce qu’il se passe chez l’Homme quand il y a une inhibition de l’enzyme SDH : on peut observer la survenue de tumeurs d’origine épigénétique… Dans un rapport toxicologique de Bayer, des souris et des rats à qui l’on a administré du Penflufen, un SDHI, développent ce type de tumeurs d’origine épigénétique.

Mais comme ce mécanisme n’est pas pris en compte par la règlementation, Bayer a demandé le classement de son SDHI comme « non cancérigène ». Pire ! Lorsqu’un SDHI comme le bixafen se révèle génotoxique entraînant cette fois l’apparition de mutation, ceci n’est pas mentionné…

Ne faudrait-il pas développer de nouveaux tests dans les procédures d’homologation qui prennent en compte les modifications épigénétiques ?

P. R. : Rien n’a bougé à ce niveau-là. L’Anses nous a répondu que c’était trop cher à étudier, trop compliqué, que cela prendrait trop de temps… L’agence nous a demandé si nous avions des tests bon marché à proposer, peut-être qu’à ce moment-là, elle voudrait bien les considérer… Mais c’est à l’industrie d’ajouter ces tests aux dossiers d’homologation pour prouver vraiment l’innocuité de ses produits.

Selon l’Anses, aucune donnée ne suggère que l’incidence de cancers, « notamment ceux associés au déficit héréditaire en SDH, ait augmenté avec la commercialisation des fongicides SDHI, chez les agriculteurs notamment ».

P. R. : Comme je l’ai dit, les maladies ne vont pas apparaitre dans l’immédiat, il faut vingt ans ou trente ans pour que des cancers se développent, et cela supposerait qu’il y ait un blocage complet de la SDH, et donc une dose très massive de SDHI. Les conséquences les plus probables de l’exposition aux SDHI seraient plutôt des atteintes neurologiques, comme ce que l’on voit lorsque la SDH est bloquée partiellement chez l’Homme. Or, dans les cohortes d’agriculteurs, on s’aperçoit qu’il y a plus d’atteintes neurologiques que dans la population normale, des maladies de Parkinson, d’Alzheimer…

Et en laboratoire, si l’on rajoute de faibles doses de SDHI sur des cellules Alzheimer, on s’aperçoit que cela accélère leur mort. Bien sûr, comme les SDHI sont utilisés depuis une dizaine d’années seulement, on ne peut pas faire le lien pour les agriculteurs. Et des études sur ce lien ne pourraient pas être réalisées correctement puisqu’il est impossible d’avoir une « population de contrôle » pour comparer : tout le monde est plus au moins exposé et imbibé par les SDHI !

Dans son communiqué de juillet dernier, l’Anses indique qu’« il n’existe pas de données indiquant un impact de ces fongicides sur des organismes dans l’environnement »…

P. R. : En ce qui concerne la nature, nous n’en sommes même plus au niveau du principe de précaution ! Il est parfaitement établi que l’action des SDHI est non-spécifique : on sait qu’ils n’asphyxient pas uniquement les champignons, qu’ils peuvent bloquer la respiration cellulaire d’autres espèces… Ces fongicides, conçus pour détruire les champignons, tuent aussi officiellement les nématodes, des petits vers des sols. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Bayer ! Car l’agrochimie vend également des SDHI comme nématicides ! Il existe  40 000 espèces de vers nématodes de par le monde, certaines nuisibles, d’autres utiles, toutes sont susceptibles de mourir dans les champs traités, tués par le blocage de leur respiration cellulaire.

Une étude de l’Anses indique aussi qu’un an après un traitement avec du boscalid, il y a une diminution de 30 % des vers de terre. Cela veut dire qu’après 4 ou 5 ans de traitements, il n’y a plus de vers de terre du tout… On sait également que les abeilles meurent à cause de ces produits, et qu’ils sont très toxiques pour les milieux aquatiques, les amphibiens…

Donc on tue les champignons, mais aussi tout le reste. Sur ce point, à moins de recourir à la magie, pour tout scientifique il n’y a même pas à discuter ! Avec d’autres pesticides, l’impact des SDHI sur la nature est clair, net et précis. En face, l’Autorité sanitaire essaie de contrer ces faits et parlant « d’absence de données »…

Comment expliquez-vous les réticences à admettre les conséquences sanitaires et environnementales des pesticides ?

P. R. : Le problème c’est qu’une partie de la communauté des toxicologues prépondérante à l’Anses est associée à l’histoire des pesticides, elle en est partie prenante. Pendant quarante ans, on pensait avoir trouvé une solution formidable avec ces pesticides pour résoudre plein de choses. Donc quand nous allons voir ces toxicologues pour expliquer qu’il y a un problème majeur avec les SDHI, ils sont mal à l’aise, ils vont trainer des pieds. Mais il faut être responsable et dire les choses à présent : compte tenu de ce que l’on sait les SDHI devraient être éliminés…

Qu’espériez-vous quand vous avez alerté l’Anses?

P. R. : Je suis peut-être naïf, mais la première fois que je suis allé voir des responsables de l’Anses, j’étais persuadé que devant nos arguments, qui sont simples et vérifiables, ils allaient suivre notre position, parce qu’elle est raisonnable. Mais ils ne nous ont posé aucune question scientifique, nous opposant le respect de règlements périmés. Ils étaient sur la défensive, ils essayaient de nous contrer, nous traitaient avec mépris…

L’Anses écrit dans ses communiqués qu’elle « s’est auto-saisie » sur les SDHI, la réalité c’est qu’il a fallu un bras de fer à toutes les étapes pour qu’elle se penche sur la question…  Elle a fini par nommer un « groupe d’experts » pour examiner le dossier, mais aucun d’entre eux n’était spécialiste des maladies mitochondriales, ce qui est quand même le coeur du sujet puisque les SDHI agissent sur les mitochondries… !

L’Anses affirme qu’elle n’a pas trouvé d’éléments en faveur d’une alerte sanitaire. Cependant, s’il n’y a pas de problème, comme elle le prétend malgré les dégâts observables dans la nature, pourquoi annonce-t-elle des études sur les SDHI… ? Soit on a la certitude que ces produits ne sont pas dangereux, soit on ne l’a pas ! Et si on n’a pas cette certitude, on applique le principe de précaution et on les interdit.